EL WATAN . Fanny Colonna et Loïc Le Pape. Auteurs de Traces. Désirs de savoir et volonté d’être

L'AFA tient, à titre exceptionnel, à signaler ce livre et à saluer la qualité et la portée de cet ouvrage collectif dont tous les auteurs doivent être remerciés ainsi que Fanny Colonna et Loïc Le Pape pour leur initiative bienvenue.

Raoul WEEXSTEEN




« En partant des traces locales, on évitera les histoires officielles fabriquées et les idéologies malsaines »


Fruit d’une longue collaboration entre chercheurs italiens, algériens, tunisiens, marocains et français, le livre, écrit par Fanny Colonna et Loïc Le Pape, aborde la question de l’après-colonie au Maghreb en contournant les débats idéologiques et les polémiques actuelles sur les sciences sociales occidentales souvent accusées de pérenniser une nouvelle forme de domination.



Ce travail collectif est quasiment une première, quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pour le réaliser ?

La première difficulté était de mener à bien un projet de recherche avec 25 chercheurs de 5 pays différents (Maroc, Algérie, Tunisie, Italie et France), sur quatre années. Nous avions également envie de nous affranchir des règles classiques des ouvrages des sciences sociales et de proposer un travail original, qui montre autant la recherche que d’autres choses qui parlent de cette histoire partagée : la photographie, le roman, etc.



Est-il difficile de contourner l’idéologie et les polémiques quand on travaille sur l’après-coloniale ? Y a-t-il une tendance en sciences sociales qui assume de plus en plus ce « contournement » ?

Il était assez facile de s’affranchir des polémiques puisque tous les participants étaient convaincus de cette démarche. L’ouvrage a été conçu explicitement comme un ensemble de recherches originales (en histoire, sociologie ou ethnologie) en dehors des cadres classiques et parfois polémiques des études dites « post-coloniales ». Quant au « contournement », il nous semble qu’il était indispensable dans un champ scientifique qui n’arrive pas à penser clairement la situation post-coloniale, l’immigration maghrébine et cette histoire partagée. Si les sociologues n’arrivent pas encore à penser cela, il ne faut pas espérer que les hommes et femmes politiques puissent, dans un proche avenir, se dégager de toutes ces polémiques.



Vous évoquez une identité en partage héritée par des générations des deux côtés de la Méditerranée : pourquoi pressent-on que l’on ignore tout de cette identité, au point de tomber – des deux côtés de la rive – dans des maladies identitaires (islamisme, islamophobie, racisme, etc.) ?

Cette identité en partage est balbutiante. Elle ne pourra se développer qu’en faisant deux ou trois pas de côté et trois transgressions : se tenir à distance des histoires officielles (qui ont été, au nord comme au sud, largement réinterprétées), s’obliger à penser une situation qui a été partagée, donc qu’on le veuille ou non, c’est une histoire commune qu’on doit faire, ensemble, et enfin affronter concrètement toutes les dérives politiques et/ou identitaires qui s’affirment ça et là, en pensant dans un contexte global (historique et sociologique). Ce n’est pas la tâche la plus facile. Un point positif : c’est, nous semble-t-il, une question de générations. On est à une période où les « jeunes chercheurs », français et algériens, n’ont pas connu la guerre de Libération nationale (version algérienne) ou les événements (version française), et où peuvent donc se développer des recherches, disons, émancipées. Sauf que... chez les jeunes, même l’école a pu diffuser des stéréotypes paralysants.



Cette notion de « traces », reste-t-elle encore concrète, identifiable dans le quotidien, pourra-t-elle reconstruire un présent qui assume parfaitement les ambiguïtés du passé ?

Les traces sont là, clairement, et c’est par là qu’il faut commencer. C’est tout l’objet du livre : partir du terrain, de ce qui reste pour voir ce qu’on peut en faire. La mine de Timezrit, par exemple, c’est aujourd’hui des ruines. Mais ce fut l’une des principales mines algériennes durant la colonisation. Elle a transformé toute une région, toute une structure villageoise, mais Azzedine Kinzi montre bien que les tribus, qui ont composé avec et se sont emparées des syndicats, ont donné du fer à retordre aux colons : ils se sont affirmés et parfois défendus. Or, qu’est-ce qu’on peut faire de ces ruines aujourd’hui pour essayer de penser quelque chose de plus large ? Azzedine aimerait bien participer à en faire un musée… Autre trace dont on parle beaucoup, les cimetières.

L’article sur le cimetière de Constantine ne montre pas seulement la colonisation ou la guerre à travers des tombes, c’est un siècle d’histoire algérienne, jusqu’à aujourd’hui, avec des sépultures de Chinois, qu’on parcourt en suivant le gardien et en écoutant les histoires de chacune de ces tombes ! C’est à partir de ce qui reste, qu’on a proposé de construire une histoire, encore incomplète et à venir, mais qui a le mérite de soulever des interrogations. Et c’est également en partant des traces locales qu’on évitera à la fois les histoires officielles fabriquées et les idéologies malsaines (islamisme/islamophobie, repli identitaire/racisme).

*Ed. Actes Sud. 28 euros.


Adlène Meddi

9 juillet 2010